Dans son essai , "Pour supprimer les partis politiques !?", Cohn-Bendit remet en cause l'utilité des partis politiques. Et vous, Stéphane Hessel, vous avez montré que les mouvements des "indignés" contestent les formations traditionnelles. Pour faire de la politique, faut-il se débarrasser des partis ?
- Stéphane Hessel (*) : La question est de savoir sur quelles forces s'appuyer pour sortir de ce manque d'appétit politique dont souffrent nos sociétés contemporaines. Il n'y a rien de plus triste que d'entendre les gens répéter : "Je ne crois plus à la politique." Sans la politique, il ne peut y avoir de progrès de l'humanité.
- Daniel Cohn-Bendit (*) : Le problème que je pose à partir de mon expérience à Europe Ecologie est de savoir si l'intervention la plus efficace dans la vie publique part d'un parti. La réponse est non. Un parti, c'est un système refermé sur lui-même, hermétique à ce qui se passe dans la société. Quand on voit le duel Copé-Fillon à l'UMP, ou le choc titanesque Aubry-Royal au PS, on se dit qu'il faut être totalement " hors sol " pour offrir un tel spectacle. Dans leur quête d'un pape ou d'une papesse, les partis finissent par oublier leur raison d'être.
Daniel Cohn-Bendit écrit qu'un parti c'est un "blindage", une armure où il n'y a plus de débats. Est-ce qu'au fond un parti n'interdit pas l'indignation ?
- S. H. : Ce réflexe d'indignation que j'ai prôné dans mon livre ne peut pas se borner à soutenir un parti politique. Il faut explorer d'autres champs. Les partis se préoccupent trop de ce qui se passe dans leur propre pays, dans un cadre étroitement national. Sans aucune vision du monde.
- D. C.-B. : Je ne dirais pas que les partis empêchent l'indignation mais qu'ils l'instrumentalisent. Un parti est rarement interpellé par ce qui se passe dans la société. Observons les campagnes présidentielles en France : les candidats font comme si l'Europe et le monde n'existaient pas. Ils devraient avoir le courage de dire aux électeurs que la France est devenue un petit pays. Elle pèse à l'échelle du monde ce que pèse le Luxembourg en Europe. Pour autant, un petit pays peut faire de grandes choses.
- S. H. : Les vrais débats sont lancés hors des partis. C'est ce que nous avons fait avec l'économiste Pierre Larrouturou à travers le collectif baptisé
Roosevelt 2012. Cette initiative vise à dire que c'est le fonctionnement de l'économie mondiale qui est le point d'achoppement pour tout progrès. Ce que Dany et moi reprochons aux partis traditionnels, c'est leur enfermement dans une longue histoire, dans leurs passés respectifs. Ils ne regardent pas vers le futur. Aujourd'hui, réfléchir à demain, c'est prendre en compte d'abord l'écologie ! Un parti n'est plus une structure suffisante pour porter un tel enjeu qui relève du bien commun.
- D. C.-B. : La question qui se pose pour nos démocraties est d'agir en tenant compte des générations à venir. Comment mobiliser les citoyens sur des enjeux de long terme alors qu'ils réclament des retombées immédiates ? L'écologie est une dimension de réflexion collective qui remet en cause les traditions de gauche comme de droite. Par-delà les clivages partisans, elle mobilise des personnalités aussi diverses que Chantai Jouanno, Michel Rocard, Pierre Larrouturou...
Mais l'action politique, ce n'est pas qu'une juxtaposition d'individualités, c'est d'abord une organisation collective.
- S. H. : C'est pourquoi nous devons créer de nouvelles formes collectives. Nous avons une organisation mondiale, l'ONU, dont les faiblesses et les lâchetés tiennent au fait qu'elle s'appuie sur des gouvernements. Quand on veut faire travailler ensemble 192 pays - dont les deux tiers ne sont pas démocratiques -, on se heurte à des difficultés insurmontables. Un secrétaire général, Kofi Annan, a eu l'intelligence de définir ce que l'on a appelé les huit Objectifs du Millénaire pour le Développement (lutte contre l'extrême pauvreté, accès à l'éducation, égalité des sexes, etc.). C'est autour de ces objectifs que l'on peut faire travailler ensemble les citoyens du monde. Il existe une formidable capacité d'interpellation qui vient des ONG, justement parce qu'elles ne dépendent pas des gouvernements nationaux. C'est là qu'est l'espoir !
Daniel Cohn-Bendit, au Parlement européen, n'êtes-vous pas à vous tout seul une sorte d'ONG qui interpelle les gouvernements ?
- D. C.-B. : En tout cas, les ONG permettent de dépasser les réflexes de partis. Par exemple Guy Verhofstadt, le président du groupe des démocrates et libéraux au Parlement européen avec qui j'ai signé il y a quelques mois "Debout l'Europe !", c'est un enfant de Thatcher. Nos différences politiques sont profondes mais ne nous empêchent pas de débattre et de porter une cause commune, l'Europe ! Sur l'Europe comme sur l'écologie, on ne progressera pas en mobilisant une partie de la société contre l'autre. Il faut construire des passerelles.
Dans son livre, Daniel Cohn-Bendit se revendique d'un " réformisme subversif ". Ca existe ?
- S. H. : C'est là que la notion d'indignation trouve sa place. Si on commence par s'indigner devant les dysfonctionnements de la société, on se met obligatoirement en quête d'autre chose. Le message du réformisme subversif, c'est : "Indignez-vous, oui, mais pour faire quelque chose !"
- D. C.-B. : Le réformisme subversif est indispensable pour sauver l'Europe. Les gouvernements viennent d'aboutir à un très mauvais accord sur le budget. Au Parlement européen, les députés peuvent commettre un acte subversif en le rejetant pour remettre au coeur du débat la question de la démocratie européenne ! Ils vont subir une pression énorme sur le mode "vous mettez l'Europe en danger !". Ils doivent réfuter ce syndrome dit "de Tina", "There is no alternative". Il y a toujours une alternative. Sinon, il n'y a plus de démocratie.
Et François Hollande, que vous avez soutenu, est-il réformiste ? Subversif ? Ou ni l'un ni l'autre ?
- S. H. : Il est prudent ! Trop prudent. Il ne sera véritablement efficace que s'il intègre le réformisme subversif, c'est-à-dire le besoin de renoncer à des timidités. C'est ce que nous enseigne le livre remarquable de René Passet, " les Grandes Représentations du monde et de l'économie à travers l'histoire. De l'univers magique au tourbillon créateur ". Il y descend en flèche la figure de Milton Friedman. Le danger, c'est la façon dont cet économiste a fait de la mathématique un élément irréversible du fonctionnement de l'économie et a laissé croire, pas seulement à Mme Thatcher mais aussi, un peu, à François Hollande, qu'il n'y a pas moyen de faire autrement.
- D. C.-B. : Hollande se dit : Il faut que j'avance mais je dois donner des garanties à ceux qui ne comprennent pas. Alors il essaie de pacifier, comme il l'a fait lors du débat sur le mariage pour tous ou en recherchant un compromis avec le Medef pour réformer le marché du travail. Hélas, il y a un domaine où il est incapable de rechercher un compromis : c'est l'écologie ! François Hollande soufre d'un blocage culturel ! Sur l'écologie, il est englué dans la culture de la gauche traditionnelle.
Lorsqu'un chômeur en fin de droits s'immole devant une agence de Pôle Emploi à Nantes, est-ce que son acte ne solde pas la mort de la politique, impuissante face à la crise ?
- S. H. : Nous vivons dans une société cruelle, nous le savons. La leçon à tirer de ce drame, c'est que nous ne pouvons pas laisser continuer un système économique et financier qui ne réponde pas aux besoins les plus élémentaires. Et cet événement nous dit aussi qu'il faut aller vite sur les paradis fiscaux, le contrôle des banques, ou la lutte contre la spéculation. Face à la crise,
Roosevelt 2012 a bougé en quelques mois ! Donnons-nous jusqu'en septembre pour prendre les décisions subversives et courageuses !
- D. C.-B. : Lors de son discours sur l'état de l'Union, Obama a expliqué que les vingt petites victimes de la tuerie de Newton avaient droit à un vote sur le contrôle des armes. Cet homme qui s'est immolé par le feu à Pôle Emploi, il a droit à un vote pour l'élargissement de la protection sociale. Les jeunes Européens au chômage, ils ont droit à un vote au Parlement européen pour créer enfin une assurance chômage pour les jeunes. Comme les 70 000 morts en Syrie ont droit à un vote à l'ONU.
- S. H. : J'ajoute que ces décisions courageuses et subversives, il est presque impossible de les prendre seul en Europe. C'est pourquoi Dany nous est si précieux au Parlement européen.
Mais il répète qu'il ne sera pas candidat à un nouveau mandat en 2014...
- S. H. : La seule chose que je ne lui pardonnerais pas, c'est qu'il se désintéresse de la politique.
- D. C-B. : Il y a d'autres façons d'intervenir que de se présenter à une élection. Je continuerai à mobiliser, à interpeller, à débattre. Mon modèle, c'est Stéphane Hessel !
Propos recueillis par Maël Thierry et Renaud Dély
(*) DANIEL COHN-BENDIT, cofondateur d'Europe Ecologie en 2009, est député européen depuis 1994 et a écrit récemment "Debout l'Europe !" avec Guy Verhofstadt (André Versaille Editeur). Il vient de publier "Pour supprimer les partis politiques ! ? Réflexions d'un apatride sans parti" (Indigène Editions).
STEPHANE HESSEL, grand résistant, déporté, ancien ambassadeur de France, est l'auteur du best-seller mondial "Indignez-vous !" (Indigène Editions), d'"Engagez-vous !", du "Chemin de l'espérance", avec Edgar Morin (Fayard). Il vient de publier "A nous de jouer ! Appel aux indignés de cette terre" aux Editions Autrement.
(Article publié dans "le Nouvel Observateur" du 21 février 2013)